Atteints d’un cancer, d’anciens salariés du groupe Trèves le poursuivent en justice pour « faute inexcusable »

Maître Gérald Chalon, avocat en droit du travail au cabinet ACG à Reims, défend d'anciens salariés du groupe Trèves
Entre 2020 et 2023, trois salariés de l’équipementier automobile qui ont développé des cancers des voies urinaires ont décidé d’attaquer leur entreprise en justice pour faute inexcusable. Le procès débute au tribunal de Reims vendredi 25 avril.
Steve Carré sort une pile de documents d’un petit placard. « Ça, c’est ma reconnaissance de maladie professionnelle. Là, c’est le compte rendu d’analyse d’air. Ici, des plans de l’entreprise... », détaille-t-il en montrant les papiers. Ancien technicien de laboratoire en métrologie, il travaillait depuis 2001 pour le groupe Trèves, qu’il a quitté en 2023 et poursuit aujourd’hui en justice.
En 2022, après vingt et un ans de bons et loyaux services chez l’équipementier automobile, son médecin lui découvre une tache sur l’abdomen lors d’un scanner. Petit point noir qui s’avère être une tumeur maligne, logée au niveau de son rein gauche. « On a vu une tumeur de 70 mm à peu près. J’ai été opéré en décembre 2022. On m’a enlevé un rein et une glande surrénale associée. »
Un mois après l’intervention, Steve Carré retourne à l’atelier. « Je ne voulais pas regarder la vérité en face. » À ce moment, l’ancien technicien lutte contre des « idées noires ». Mais rapidement, Steve fait le lien entre ses conditions de travail et sa pathologie. « Dès que je suis revenu au boulot, j’ai alerté l’entreprise en disant que ce n’était pas anodin et que c’était très certainement lié. »
Quatre mille deux cents personnes, vingt-cinq usines réparties dans quinze pays... Fondé en 1836, le groupe Trèves est au service des plus gros constructeurs automobiles. Renault-Nissan-Dacia, BMW, Volkswagen, Ford ou Toyota : tous s’y fournissent pour des plages arrière, tapis d’habitacle ou isolants thermiques et acoustiques.
La région Champagne héberge deux sites de l’entreprise : le Centre d’étude et de recherche pour l’automobile (Cera), basé à Reims, et une usine de production située près du village de Montcornet, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Reims.
C’est au Cera que Steve Carré a passé vingt ans de sa vie. Dans le laboratoire de recherche et d’essais, des matières y sont testées afin de vérifier leur respect des normes et fonctions, qu’elles soient thermiques, acoustiques ou mécaniques.
Ingénieurs et techniciens sont tous les jours exposés à des composés chimiques, à des produits méconnus du grand public, comme l’isocyanate ou les hydrocarbures aromatiques polycycliques, qui sont pourtant classés à risque cancérigène par l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS).
Les activités principales de Steve Carré consistaient à tester des matériaux de construction, par exemple en les brûlant – le tout sous un nuage de fumée constant. Au centre du bâtiment se trouve un système d’aspiration général, inefficace selon les salariés interrogés. Pour l’entreprise, « il n’y a jamais eu de nuages de fumée mais de la vapeur d’eau, ce qui parfois entraîne le déclenchement de l’alarme incendie ». Le groupe assure qu’« aucun signe d’intoxication n’a jamais été détecté ni rapporté ».
« Quand je suis arrivé en 2001, il y avait déjà des expositions chimiques, des odeurs, se souvient Steve Carré. Mais quand vous arrivez dans le monde du travail, vous ne faites pas le difficile. Et à partir du moment où on ne vous explique pas qu’il y a un problème, vous ne demandez pas de masque. »
Et plus les activités se développent, plus la bouche d’aération générale semble insuffisante. Conséquences : l’aspiration n’évacue que très peu et les émanations stagnent dans les ateliers. « Il y avait des nuages pas possibles, des bidons à l’air libre, pas de couvercles, pas de bouchons d’étanchéité... Tout était du bricolage », résume l’ancien salarié.
Au fil des années et des plans sociaux, le groupe Trèves s’est peu à peu débarrassé de ses équipiers. Les troupes étant réduites, les employés se sont retrouvés à effectuer des tâches avec des délais de plus en plus courts. « Et urgence et sécurité, ça ne va pas ensemble », conclut Steve.
Alors, pour appuyer leur dossier, Steve Carré a constitué un corpus : une quinzaine d’attestations de salariés ou ex-salariés, rapportant les conditions de travail. Toutes décrivent des expositions quasi quotidiennes à des émanations de combustion de matières toxiques.
Dans l’usine de production basée à Montcornet, des employés assurent que certains ouvriers sont également atteints de diverses maladies respiratoires ou de cancers. Aucune plainte n’a pour le moment été déposée.
Steve est le premier employé à avoir fait reconnaître son cancer comme maladie professionnelle, en décembre 2023. Peu après lui, deux autres collègues découvrent à leur tour des pathologies et suivent ses pas. Selon eux, ces cas seraient loin d’être isolés.
De son côté, l’entreprise estime n’avoir pas attendu ces procédures de reconnaissance de maladie professionnelle pour mettre en place des mesures de sécurité. « Les moyens de prévention techniques (aspiration aux postes de travail) et organisationnels existent depuis la création du site. La direction du Cera s’est toujours montrée précautionneuse et diligente sur ces sujets de sécurité et santé au travail, et continue de le faire », répond à Mediapart le groupe Trèves.
La médecine du travail et de l’inspection du travail étaient au courant et n’ont rien fait, n’ont rien remonté.
Dans l’un des documents, l’entreprise estime que l’employé n’aurait pas dû se trouver dans les locaux concernés. En entendant ces arguments, Steve Carré est amer. « Ils montrent des plans de l’entreprise qui ne sont pas à jour, [et disent que] je me serais exposé de manière volontaire à certains produits chimiques. »
L’inspecteur adressera par la suite une liste d’observations à destination du directeur de Trèves que Mediapart a pu consulter. Il y écrira, le 15 mai 2023, avoir été informé d’un « état des lieux très inquiétant du secteur atelier et de ses laboratoires », avant de demander des comptes à la direction. Mais l’entreprise ne se saisira pas immédiatement de ces indications.
Aujourd’hui, Steve Carré se reconvertit, doucement mais sûrement, « dans le social ». Le quadragénaire vient d’obtenir son diplôme de conseiller en insertion professionnelle. « J’ai besoin d’avoir un rapport avec les gens, alors aider, l’insertion, ça me convient bien. C’est enrichissant et ça fait du bien d’avoir un métier qui serve. »
Si Steve Carré a choisi de poursuivre son employeur en justice, c’est d’abord pour dénoncer les dysfonctionnements au niveau de la médecine du travail et de l’inspection du travail. « Tous deux étaient au courant et n’ont rien fait, n’ont rien remonté », déplore l’ancien employé. « Du temps où on passait des visites médicales, tout le monde le disait. Les médecins ne pouvaient pas dire qu’ils ne savaient pas », insiste Philippe, ancien salarié de la maintenance aujourd’hui à la retraite.
Le procès débutera vendredi 25 avril au tribunal de Reims. « Je ne lâcherai rien. Tant que je serai debout, je dénoncerai leur activité, leur incompétence, parce qu’on parle d’une exposition volontaire du personnel à des toxiques », estime Steve Carré. L’ancien salarié se sent toujours obligé de continuer les poursuites judiciaires. « C’est un stress, mais c’est indispensable. »
Margaux Houcine