Au procès Lafarge, l’ombre portée des attentats du 13-Novembre

Publié le 05 décembre 2025
Médiapart
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Le tribunal de Paris est revenu, mercredi 3 décembre, sur le lien indirect qui peut être fait entre les sommes considérables versées en Syrie, entre 2012 et 2014, par le groupe Lafarge à l’État islamique, et les attentats de novembre 2015 commis en France par le même État islamique.

Dans la langue du droit, qui a souvent l’art de tout compliquer, un individu s’appelle une « personne physique » et une entreprise une « personne morale ». Au procès Lafarge, du nom de cette multinationale du ciment accusée avec plusieurs de ses anciens dirigeants d’avoir financé le terrorisme islamiste en Syrie, la personne morale n’a, par la force des choses, de moral que le statut juridique.

À l’audience, elle est représentée par un cadre du groupe, Jean-Marc Goldberg, qui n’est pas poursuivi à titre personnel, contrairement à tous les anciens responsables de l’entreprise assis sur le banc des prévenus. En somme, il n’est pas lui, il est Lafarge.

Mercredi 3 décembre, ce « Monsieur Lafarge », si l’on peut l’appeler ainsi, a été sollicité à quatre reprises pour s’exprimer à la barre sur un seul et même point : les attentats du 13-Novembre qui ont plongé Paris et Saint-Denis dans le sang et l’effroi il y a dix ans.

La présidente du tribunal, Isabelle Prévost-Desprez, a rappelé qu’il figurait au dossier d’instruction un rapport mentionnant le coût estimé par les enquêteurs spécialisés des attentats de novembre 2015 : 82 000 euros – somme qui avait permis de financer l’armement, les faux papiers, les déplacements et le logement des terroristes de l’État islamique.

Le montant est faible en comparaison des 5 millions d’euros que Lafarge est soupçonné d’avoir versé à des organisations terroristes en Syrie, dont l’État islamique, entre 2012 et 2014, c’est-à-dire précisément dans une période où plusieurs membres du futur commando du 13-Novembre s’étaient rendus sur place pour se former au djihad armé.

« Quelle est la réaction de la personne morale ? », demande la présidente Prévost-Desprez à Jean-Marc Goldberg. « À ma connaissance, il n’y a aucune démonstration dans le dossier que ces sommes [pour financer le 13-Novembre] aient pu provenir de Lafarge », répond-il.

Droit au silence

Monsieur Lafarge dit vrai, mais la sécheresse de la réponse va manifestement laisser les procureures du Parquet national antiterroriste (Pnat), qui représentent l’accusation, sur leur faim. Aurélie Valente, une des deux magistrates du Pnat à l’audience, questionne le représentant de la personne morale. Elle commence : oui, il n’y a « pas de lien direct établi » entre les sommes versées par Lafarge en Syrie à l’État islamique et celles allouées par ce même État islamique aux terroristes du 13-Novembre.

« Néanmoins, poursuit-elle, il y a un lien indirect. » « Vous avez financé une organisation terroriste, vous avez permis qu’elle s’étende et, ultérieurement, elle va commettre une action mortifère en France… » Jean-Marc Goldberg reste sur sa position et répète quasiment mot pour mot sa réponse précédente.

Quelques instants après, l’avocat Gérard Chemla, qui représente une trentaine de victimes du 13-Novembre constituées parties civiles au procès Lafarge, se lève à son tour. Il prononce le mot – technique – qui était sur beaucoup de lèvres : « fongibilité ».

"Et vous vous lavez les mains de ce qu’il s’est passé ? Vous ne croyez pas que c’est un peu court ?", Maître Gérard Chemla, avocat de victimes du 13-Novembre, au représentant du groupe Lafarge

Dans le langage financier, parfois guère plus éclairant que celui du droit, la fongibilité concerne une valeur qui peut être remplacée par n’importe quelle autre valeur du même genre. Ainsi, une pièce de un euro est interchangeable avec une autre pièce de un euro – et c’est aussi valable pour l’argent versé en Syrie par Lafarge à l’État islamique, auteur du pire attentat islamiste que la France ait connu un an plus tard.

« Et vous vous lavez les mains de ce qu’il s’est passé ? Vous ne croyez pas que c’est un peu court ? », lance Me Chemla à Monsieur Lafarge. Ce dernier, manifestement embarrassé, lui dit qu’il doit s’en tenir à une réponse « pragmatique ». Il serait, avance-t-il, « irresponsable » d’en donner une autre dans cette enceinte.

Quatrième et dernière tentative avec l’avocate Helena Christidis, qui défend l’association de victimes 13 onze 15. Elle égrène les noms de plusieurs membres du commando du 13-Novembre qui ont fait couler le sang au Stade de France, sur les terrasses et au Bataclan, et qui étaient déjà en Syrie quand Lafarge arrosait l’organisation terroriste de sommes sonnantes et trébuchantes. « Vous vous dites toujours qu’il n’y a pas de lien ? », tente-t-elle. Las, Monsieur Lafarge oppose son droit au silence, avant de se rasseoir.

Le précédent américain

Il n’est pas excessif de dire que Jean-Marc Goldberg paraît marcher, depuis que le procès Lafarge a débuté voici bientôt trois semaines à Paris, sur un mince fil de fer tendu depuis l’autre rive de l’Atlantique. En effet, la personne morale qu’il représente se retrouve aujourd’hui dans un étroit couloir de défense qui l’empêche de trop s’épancher depuis que Lafarge a décidé, en 2022, de plaider coupable devant la justice américaine, acceptant de payer une amende de 777 millions de dollars pour éviter un procès à New York.

Un procureur local avait alors qualifié de « crime ahurissant » les faits reprochés à Lafarge. « Jamais auparavant une entreprise n’avait été accusée de fournir une aide et des ressources importantes à des organisations terroristes étrangères. Cette accusation et cette résolution sans précédent reflètent les crimes extraordinaires commis », avait commenté Breon Peace, procureur du district est de New York, où a été conclu le plaider-coupable de Lafarge le 18 octobre 2022.

Trois ans plus tard, voir la personne morale sur le banc des prévenus à Paris continue d’avoir tout son sens pour comprendre les ressorts d’une affaire qui a quelque chose de sidérant dans son déroulé. Car d’après l’accusation, le seul et unique mobile de cette histoire, c’est la cupidité d’entreprise : maintenir en activité une usine en Syrie, qui avait coûté très cher à ses actionnaires, au risque de pactiser avec les milices islamistes ayant pris possession de la région où était installé Lafarge.

Interrogé en 2021 par les juges d’instruction français, l’ancien représentant légal de Lafarge, Beat Hess, avait dénoncé les « agissements délétères […] d’une poignée de personnes » qui avaient abouti à « un soutien inexcusable » de l’entreprise à des groupes terroristes. Dans le même temps, la personne morale assignait devant le tribunal de commerce plusieurs anciens dirigeants de Lafarge, dont son ex-président Bruno Lafont (également sur le banc des prévenus), leur réclamant solidairement la somme de… 150 millions d’euros en réparation du préjudice subi – la procédure a été suspendue dans l’attente de l’issue du procès pénal.

Mais malgré tout, les avocats de Lafarge avaient déposé à l’issue de l’instruction un mémoire réclamant le non-lieu pour leur client, estimant que l’élément moral et matériel du délit reproché de financement du terrorisme n’aurait pas été réuni par les enquêteurs contre la personne morale. Ce qui avait provoqué cette marque d’ironie juridique dans le rapport de synthèse des juges d’instruction : « Tout en reconnaissant les faits devant les autorités judiciaires américaines, la société tente de se dédouaner sur les responsabilités individuelles de ses anciens cadres, qui constituent en réalité les organes qui engagent la sienne. »

Cette dissociation entre la chose (l’entreprise) et les personnes (ses dirigeants) a pris corps durant l’audience du mercredi 3 décembre, avec une multiplication d’échanges à fleurets mouchetés entre plusieurs mis en cause, qui sont tous d’accord pour dire que quelque chose a vraiment mal tourné dans cette histoire, mais sûrement pas de leur fait individuel. Résultat : la personne morale dit que c’est la faute de ses anciens dirigeants ; l’ancien PDG Bruno Lafont dit que c’est la faute de son bras droit Christian Herrault ; lequel pointe les errements de la personne morale, qui lui rappelle que la personne morale, au moment des faits, c’était lui et Bruno Lafont.

Et pendant ce temps, tout le monde semble oublier les « valeurs » du groupe Lafarge dont chacun se réclame pourtant à longueur d’audience. La liste de ces valeurs est toujours disponible sur le site internet de la société. Extrait : « Nous agissons avec intégrité. Nous créons un environnement propice à l’honnêteté, à la confiance et à la responsabilité, où chacun s’engage durablement à respecter les règles de conformité et à faire ce qui est juste. Nous avons le courage de prendre les bonnes décisions, qui respectent nos principes éthiques, et de nous y tenir, même sous la pression. »

Fabrice ARFI, Médiapart

 

 

 

Gérard CHEMLA, avocat rémois réputé en matière pénale des victimes
Gérard CHEMLA
Avocat associé