Procès Lafarge : l’ex-directeur de la sûreté du cimentier accable ses anciens patrons

Publié le 10 décembre 2025
Médiapart
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Le témoignage de Jean-Claude Veillard a mis à mal la version des prévenus. Cet ancien militaire a regretté que personne chez Lafarge n’ait tenu compte de ses alertes sur la situation syrienne. Selon lui, les services de renseignement français ignoraient tout des paiements à des organisations terroristes.

C’était l’audience phare. Celle que tout le monde avait cochée sur le calendrier très dense du procès Lafarge. Le prétoire était comble ce mardi 9 décembre, pour voir et entendre le témoin Jean-Claude Veillard, ex-directeur de la sûreté du groupe.

Au cours de l’information judiciaire, il se définissait comme « lanceur d’alerte » ou « bouc émissaire », avait été mis en examen comme les autres dirigeants du cimentier accusés d’avoir financé le terrorisme islamiste en Syrie, avant de bénéficier d’un non-lieu à l’issue de l’instruction. Il est le seul dans ce cas.

À l’époque des faits examinés par le tribunal correctionnel, Jean-Claude Veillard, un ancien des commandos de marine reconverti dans la sûreté chez le cimentier, transmettait régulièrement des informations sur la situation en Syrie aux principaux services de renseignement français, Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et Direction du renseignement militaire (DRM).

De quoi alimenter la thèse – soutenue sur les bancs de la défense – d’un État qui aurait validé le commerce de Lafarge avec des organisations terroristes, aux premiers rangs desquels l’État islamique, qui allait finir quelques mois plus tard par ensanglanter les rues de Paris, le 13 novembre 2015.

Mais celles et ceux qui s’imaginaient utiliser sa déposition pour renverser la table en sont pour leurs frais. Encore une journée qui ne s’est pas bien passée pour les prévenus, au point que des avocats des parties civiles ont ironisé au moment d’interroger le sexagénaire, évoquant un « témoignage rafraîchissant » et « des propos qui nous apparaissent plus sincères » que ceux des prévenus.

Un témoin gênant pour la défense

Jean-Claude Veillard, militant d’extrême droite engagé (il était cinquième sur la liste du Rassemblement bleu Marine à Paris lors des élections municipales de mars 2014), se présente tout de noir vêtu. Il a été cité par l’accusation, représentée par deux membres du Parquet national antiterroriste (Pnat), et cela ne l’enchante pas de venir témoigner. Mais il jure tout de même de dire la vérité, toute la vérité.

Très tôt dans ce scandale de la cupidité d’entreprise, il a été de ceux, rares, qui ont dit leur incompréhension quant à la continuité du fonctionnement de l’usine en Syrie, alors que toutes les autres entreprises françaises désertaient la région face aux risques encourus.

La première procureure à prendre la parole, Olga Martin Belliard, le lance sur son analyse personnelle de la situation. Certains dirigeants de Lafarge ont affirmé au cours du procès avoir décidé de maintenir leur usine parce qu’on leur disait que la guerre civile allait prendre fin rapidement. « Je n’ai jamais senti en Syrie une amélioration possible », répond-il, laconique.

La magistrate lui cite une de ses déclarations : « Si cela avait tenu à moi, Lafarge aurait quitté la Syrie en novembre 2011. » Il confirme. Et déplore : « Je n’avais malheureusement pas de pouvoir de décision, je ne faisais que des recommandations. »

Lors d’un interrogatoire, il avait déclaré ne voir qu’« une raison financière » pour expliquer ce maintien. Le pense-t-il toujours ? « Je ne peux que constater que les recommandations faites pour la Syrie n’ont pas été suivies… »

C’est au tour de la seconde représentante du Pnat, Aurélie Valente, de poser les questions. Elle passe en revue plusieurs comptes rendus du comité de sûreté du groupe, rédigés par ses soins. Entre décembre 2012 et la mi-2014, Jean-Claude Veillard y rappelle dans ces documents le caractère terroriste du Jabhat al-Nosra, une des organisations auxquelles Lafarge finira par donner de l’argent. Il raconte également la décapitation de trois moines chrétiens et le saccage de leur église.

« Quelle est la réaction [des dirigeants de Lafarge] ?, demande la procureure Valente.

— Pas de réaction particulière », répond l’ancien directeur de la sûreté du cimentier.

Et quand il écrit au sujet des groupes islamistes : « Il devient de plus en plus difficile d’opérer sans être amené à négocier directement ou indirectement avec ces réseaux classés comme terroristes » ?

« Il n’y a aucune réaction qui aboutisse à un changement de posture… »

Et Jean-Claude Veillard de répéter, encore et encore : « Je n’avais pas de pouvoir de décision. » À la barre, il affirme n’avoir été informé des versements à l’État islamique qu’en août 2014, soit environ un mois avant que les djihadistes ne prennent l’usine.

Des services exonérés
De son côté, poursuit Aurélie Valente, la France était-elle au courant des paiements à des organisations terroristes et les aurait-elle validés ? « Moi-même, je ne savais pas. Comment aurais-je pu en parler aux services ? », répond Veillard.

Lorsqu’il l’apprendra, il enverra quelques jours plus tard un mail à la DGSE via une adresse mail cocasse : grosmarmotte@gmail.com. « Je transmets ces informations parce que j’estime qu’elles sont d’importance. Mais je ne sais pas ce qu’ils en ont fait », explique-t-il.

Mais est-ce que transmettre des informations donne « un blanc-seing [à] l’entreprise pour conduire des actions illicites ? », interroge encore la procureure. « Ce n’est pas du tout l’esprit des services », rétorque l’ex-militaire. Et cela autorise-t-il Lafarge « à négocier avec des organisations terroristes » ? « Absolument pas. »

Pour enfoncer le clou, il affirme avoir fait remonter de sa propre initiative toutes les informations qu’il récoltait aux différents services de renseignement, parce que « la défense des intérêts de la France fait parti de [s]on ADN ».

La moindre de ses réponses est assassine pour les principaux dirigeants jugés depuis la mi-novembre. Alors, par moments, il rappelle que chacun d’entre eux avait une priorité absolue : préserver la sécurité de leurs salariés. Affirmation dont il est permis de douter après les dépositions de certains de ces salariés, des Syriens venus raconter à la barre l’enfer qu’ils ont vécu et l’absence de toute considération de la part de leur employeur, qui se moquait des risques pris pour leur vie.

On en vient à Bruno Lafont, le PDG d’alors de la multinationale, qui ne cesse de dire depuis le début du procès qu’il n’était au courant de rien, car il déléguait à ses subordonnés. Il a pour lui l’absence de preuves écrites qui l’incrimineraient, là où tout désigne son adjoint Christian Herrault, qui, lui, jure avoir tenu informé son supérieur hiérarchique.

En cours d’instruction, Jean-Claude Veillard a assuré avoir transmis en version papier ses comptes rendus des comités de sûreté au patron. Pourquoi en format papier ? « Je [les] lui remettais de la main à la main. Bruno Lafont avait émis le désir de ne pas [les] recevoir par mail », précise le témoin à la barre.

Ne serait-ce pas parce que le PDG ne voulait pas laisser de trace informatique de sa complicité, demande Maître Gérard Chemla, avocat de plusieurs parties civiles ? Bien sûr que non, répond en substance Veillard, il ne faudrait pas voir le mal partout. Et est-ce qu’au moins Bruno Lafont lisait ces comptes rendus ? « Je ne peux pas répondre à sa place. Il en lisait quelques-uns, parfois il lui arrivait de poser des questions sur des éléments. » 

Au cours du procès, Bruno Lafont a pourtant assuré n’avoir pas eu le temps de les lire… En revanche, dès lors qu’il aurait appris la situation, les paiements aux organisations terroristes comme les risques encourus par les salariés syriens, le patron aurait décidé de fermer l’usine toutes affaires cessantes.

Interrogé, Jean-Claude Veillard livre une tout autre version : « La décision de fermer l’usine n’a jamais été prise. Elle est fermée parce que l’État islamique la prend. » Le Pnat lui fait remarquer que cela ne correspond pas à ce qu’ont raconté Lafont et les autres prévenus. Alors le témoin rétropédale. Un peu. « La décision de fermer l’usine était prise mais la date n’était pas fixée. »

Quelques ricanements fusent dans la salle. Face à la futilité de ces demi-vérités et de ces demi-mensonges assénés par les uns et les autres depuis quinze jours, l’on repense à la déposition d’une partie civile en début d’après-midi. Survivante des terrasses du 13-Novembre, Camille Gardesse est venue raconter avec des mots simples ce qu’elle a vécu cette nuit-là, les amis qu’elle a perdus.

À la fin, elle expose ses motivations à se constituer partie civile et ce qu’elle attend du procès :

« En ce qui nous concerne ici, il s’agit de comprendre ce qui pousse des individus à donner de l’argent à des organisations terroristes : pourquoi décide-t-on de faire affaire avec des groupes terroristes, de les financer ? Comment peut-on oublier que des vies sont en effroyable danger à cause de ces groupes terroristes ? Je suis là pour parler d’attentats qui ont eu lieu en France en 2015. Mais avait-on besoin d’attendre les attentats en France pour savoir que des vies étaient en danger juste à côté de l’usine Lafarge ? »

Mathieu Suc, Médiapart 

 

 

 

Gérard CHEMLA, avocat rémois réputé en matière pénale des victimes
Gérard CHEMLA
Avocat associé