Scandale Orpéa : « Je leur avais confié ma maman, je me suis sentie trahie »

Publié le 05 décembre 2025
L'Union
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Admise en 2018 à l’Ehpad Patrice-Groff de Charleville-Mézières (ex-Orpéa), Nicole Reichling est décédée presque deux ans plus tard dans des circonstances ayant amené ses filles à déposer plainte en 2019. Comme une soixantaine d’autres familles en France, elles dénoncent des maltraitances.

« Il est possible qu’il y ait des larmes », prévient spontanément Armelle Cherrih. Des larmes versées pour sa maman, décédée le 9 février 2020 au centre hospitalier de Charleville-Mézières ; colère et culpabilité se mêlant à la tristesse. « J’aurais parlé plus tôt des conditions de sa fin de vie si je n’avais été hantée par son image à l’Ehpad. Je ne parvenais plus à la revoir comme elle était avant… »

Soutenue par une consœur du barreau de Reims – Maître Pauline Manesse Chemla, spécialiste en droit pénal, droit des victimes –, elle s’est ouverte à L’union et L’Ardennais pour dénoncer le « traitement inhumain » dont sa mère a fait l’objet pendant plusieurs mois à la résidence Patrice-Groff du groupe Orpéa (aujourd’hui Eméis).

« Traitement inhumain » documenté et filmé, ayant abouti – selon elle – à la mort de Nicole Reichling à l’âge de 79 ans dans d’affreuses souffrances, presque deux ans après son admission dans l’établissement carolomacérien.

Placement

« Maman ne pouvait plus rester chez elle, raconte Armelle Cherrih. Elle n’était plus autonome. » Si Nicole avait encore l’usage de ses jambes, elle n’avait plus celui de ses bras. « Elle ne pouvait plus manger seule, ni faire sa toilette. »

La septuagénaire était également sujette à des crises d’angoisse, en particulier la nuit. Elle allait parfois chercher secours auprès de son voisin. « Les aides à domicile n’y suffisant plus, ma sœur et moi en sommes venues à penser à un placement. »

Médecin addictologue, cette dernière prend des renseignements sur les Ehpad (établissement d’hébergement pour les personnes dépendantes) des Ardennes. Après un premier essai décevant dans une résidence de Charleville-Mézières, les filles de Nicole Reichling poussent la porte de l’Ehpad Patrice-Groff et rencontrent son équipe : directrice, médecin et infirmière coordinatrice. Puis elles le visitent, d’abord seules et avec leur maman. « Tout est beau. Il y a de gros bouquets de fleurs fraîches, des animations dans la salle commune, le personnel est souriant. Une belle couche de vernis… »

Possibilité leur est donnée de visiter leur mère quand elles le souhaitent et d’aménager la chambre à son goût, avec son mobilier et sa télévision. Ses repas seront quant à eux adaptés à son régime alimentaire, certains aliments lui étant interdits en raison d’une poche de colostomie.

« C’était important, pour moi, de leur confier ma mère dans de telles conditions. C’était rassurant, dans un premier temps. Mais je me suis très vite aperçue que ça n’était qu’une façade. »

Neuroleptiques

Dans les mois qui suivent, Armelle Cherrih constate que le comportement de sa maman varie en fonction des équipes soignantes. Dans l’une d’elles, une aide-soignante « assez rude » que nous prénommerons Anne. Nicole Reichling ne l’aimait pas. « Maman n’avait de cesse de répéter qu’elle lui parlait mal et disait d’elle qu’elle était méchante. »

Au prétexte de son agitation, le médecin de la résidence administre des neuroleptiques à Nicole. Son état physique se dégrade avec soudaineté. « Maman était complètement éteinte, s’offusque Armelle Cherrih. Elle était dans un état léthargique, elle bavait. » Ce qui pousse sa sœur, Béatrice Pavec, à interpeller l’équipe soignante. « Le traitement a heureusement cessé, mais maman n’a plus jamais remarché. »

Sa perte d’activité entraîne une fonte musculaire. « Rajoutez à cela que ses repas étaient rarement complets, son régime alimentaire n’ayant pas été adapté conformément à nos demandes. » Et ses forces de diminuer progressivement.

Plainte

Le 19 septembre 2019, la coiffeuse de Nicole – qui venait de l’extérieur – appelle Armelle Cherrih pour l’alerter. « Elle m’a dépeint une scène des plus alarmantes. » Attachée à son lit, les jambes coincées dans les barreaux, Nicole criait. Elle n’avait pas été lavée et sa poche de colostomie était prête à exploser. « Nous avons aussitôt demandé des comptes à la directrice de l’établissement qui a provisoirement suspendu Anne. »

Autre déconvenue : « Nous avons appris un jour que l’équipe soignante envisageait de transférer maman dans une unité pour personnes âgées hautement dépendantes. Ce, à quoi nous avons vivement protesté. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à songer à une plainte (déposée le 30 septembre 2019) et que j’ai décidé d’installer un cadre photo avec une caméra espion dans sa chambre ».

Ce n’est qu’après le décès de sa mère qu’Armelle Cherrih en a découvert le contenu.

Au matin du 8 février 2020, arrive une mauvaise nouvelle. Nicole Reichling étant dans un état critique, le médecin de l’Ehpad a appelé le Samu. « Ma sœur et moi nous sommes aussitôt rendues à l’hôpital. Maman vomissait de la matière fécale en grosse quantité. C’était horrible ! Les médecins nous ont dit qu’ils n’avaient jamais vu ça. »

Une endoscopie est pratiquée en urgence. « Sans anesthésie, vu l’état de maman. Vous imaginez sa douleur… Elle en a eu des dents cassées. » L’examen révèle un bézoard (bouchon alimentaire et médicamenteux) dans le duodénum, fruit d’un long processus de déshydratation. Plus de trois litres de liquide fécaloïde ont été évacués à l’aide d’une sonde naso-gastrique.

« Ils nous ont dit qu’elle n’était pas opérable. Ils nous ont expliqué qu’ils ne pourraient pas faire grand-chose pour elle, sachant qu’elle ne pourrait ni s’alimenter ni s’hydrater si elle restait vivante. Les soins palliatifs ont donc été envisagés pour la laisser partir. » Consciente de sa fin imminente, Nicole Reichling proteste. « Elle m’a supplié du regard pour que je refuse les soins palliatifs, narre Armelle Cherrih, que l’émotion submerge. J’ai eu l’impression que je tuais ma mère. »

L’Ardennaise est morte le lendemain. « Elle s’est endormie doucement, après l’arrivée de mes nièces. Très proches de leur grand-mère, elles sont restées à son chevet. Elles se sont mises de chaque côté du lit et lui ont pris la main. »

Vidéo

Armelle Cherrih est allée quérir les effets de sa mère le jour même. « J’ai trouvé les vêtements de maman souillés de matière fécale sur le sol de la salle de bains. Des sacs-poubelle avaient juste été posés à côté. » Autre découverte consternante : la chambre avait été visitée. Chocolats, confiseries et boissons avaient disparu. De même que des bijoux.

« J’ai récupéré le cadre photo. J’ai demandé à mon conjoint de télécharger le contenu de la carte mémoire sur un ordinateur. Je tenais à le regarder, j’avais besoin de savoir comment ça s’était passé. »

Armelle confie ne pas avoir été véritablement surprise. « C’était dans la continuité. » Elle relève un certain nombre de négligences. « Les perfusions sous-cutanées étaient censées être posées quotidiennement, cite-t-elle en exemple. Mais le 19 janvier 2020, la perfusion était datée du 17 janvier et ne passait plus. » Elle constate des maltraitances et des mauvais traitements. « Des manipulations brutales au coucher, une indifférence face à la douleur, des plaisanteries sur les vomissements… Quand maman réclamait de l’eau, on ne lui en donnait pas. »

Elle dit aussi avoir été très étonnée de découvrir le comportement de certains soignants qu’elle pensait empathiques. « Je les avais imaginés moins maltraitants qu’Anne, mais c’était du pareil au même. » Ils privaient Nicole du croissant qu’elle aurait dû avoir pour son petit-déjeuner. Quant à la toilette, elle était plus qu’aléatoire.

« J’ai éprouvé de la colère, conclut-elle. De la colère et la tristesse, bien évidemment. Je me suis sentie trahie. Je leur avais confié ma maman, a priori dans de bonnes conditions. »

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Une plainte déposée en 2019 puis une information judiciaire ouverte en 2023

Les deux filles de Nicole Reichling, Armelle Cherrih et Béatrice Pavec, ont déposé une plainte entre les mains du procureur de la République de Charleville-Mézières le 30 septembre 2019. Elles y dénoncent les faits de maltraitance que leur maman subissait à l’Ehpad Patrice-Groff de Charleville-Mézières (ex-Orpéa), ainsi que les agissements de l’une de ses aides-soignantes.

Après être longtemps restées sans nouvelles, elles ont appris que le dossier avait été transmis au pôle de l’instruction du tribunal judiciaire de Nanterre (Hauts-de-Seine). Saisies de faits concernant 57 victimes, ce dernier a ouvert une information judiciaire visant le groupe Orpéa le 22 novembre 2023.

« Ce dossier ne semble plus faire partie des priorités »

« Depuis, nous ne savons pas grand-chose de ce qui se fait sous leur pilotage, déplore Me Pauline Manesse qui défend les intérêts des filles et petites-filles de Nicole Reichling. Nous en sommes réduites à quémander des informations sur l’état d’avancement de la procédure pénale. Après le scandale Orpéa, on aurait pu penser que… Mais ce dossier – certes tentaculaire – ne semble plus faire partie des priorités. Ce qui est extrêmement maltraitant pour la famille qui attend des réponses depuis 2019. »

« J’attends des explications de la justice, explicite Armelle Cherrih. J’attends que les personnes mises en cause soient entendues et que la justice passe. Parce qu’il y a des maltraitances commises par les soignants et de la maltraitance institutionnelle. Le manque de personnel n’empêche pas d’être bienveillant avec les personnes. Sachant que toutes les équipes ne le sont pas. Ma maman appréciait beaucoup une aide-soignante, Stéphanie. Elle l’appelait ma chérie ou bien ma jolie. »

Sophie Bracquemard

 

 

Pauline MANESSE-CHEMLA, avocate pour les victimes
Pauline MANESSE-CHEMLA
Avocat associé