Panorama d’actualité 2024 en droit du travail : le motif économique de licenciement (2)
Le recours à Doctolib ne constitue pas une mutation technologique selon la Cour d’appel de Paris
Un centre pédiatrique emploie une unique secrétaire médicale, partagée par les médecins qui y travaillent.
Ce cabinet médical décide d’avoir désormais recours au site Doctolib pour la prise des RDV.
Cela réduit beaucoup la charge de travail du secrétariat.
Ce cabinet médical adresse donc à la secrétaire une proposition de modification de son contrat de travail résidant dans la réduction de son temps de travail contractuel.
Celle-ci refuse cette proposition et se voit licenciée pour motif économique de ce fait.
En soi, le cabinet médical devait bien se porter puisqu’il n’a pas invoqué de difficultés économiques
En revanche il a invoqué un double motif de licenciement : d’une part celui tiré d’une réorganisation rendue nécessaire par la sauvegarde de sa compétitivité économique et, d’autre part, celui tiré de « mutations technologiques », telles que prévues au 2°) de l’article L.1233-3 du Code du travail :
« Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d'une suppression ou transformation d'emploi ou d'une modification, refusée par le salarié, d'un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment :
1°) A des difficultés économiques caractérisées soit par l'évolution significative d'au moins un indicateur économique tel qu'une baisse des commandes ou du chiffre d'affaires, des pertes d'exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l'excédent brut d'exploitation, soit par tout autre élément de nature à justifier de ces difficultés. (…)
2°) A des mutations technologiques ;
3°) A une réorganisation de l'entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ;
4°) A la cessation d'activité de l'entreprise. »
La Cour d’appel de Paris n’a pas été de cet avis
Cette décision peut surprendre de prime abord car la secrétaire médicale a manifestement été remplacée par la plateforme numérique en ligne.
En effet, l’employeur démontrait que le nombre d'appels pris en charge par le secrétariat pour fixer un RDV était passé de 677 en octobre 2017 à 375 en mars 2018. Il indiquait que 80% des RDV de suivi, 72% des urgences et 60% des premiers RDV étaient désormais pris en ligne.
Le cabinet invoquait aussi le fait que la part de secrétariat téléphonique était de plus en plus réduite, ce d'autant que la plupart des patients communiquent avec les médecins par e-mails, les appels se réduisant de jour en jour. Il s’était ainsi livré à une étude statistique révélant que la secrétaire ne recevait plus en moyenne que 24 appels téléphoniques par jour travaillé, soit moins d'une heure de travail effectif.
Le cabinet indiquait également que désormais tous les dossiers des patients étaient informatisés et que la secrétaire n’avait plus la charge de sortir et de préparer ces dossiers avant les RDV, pour les ranger le lendemain, puisqu'ils étaient directement accessibles par les médecins.
Il exposait également que le site Doctolib permettait la gestion comptable puisque l'encaissement est fait directement par chaque médecin dans la liste de consultation avec le mode de réglement et les calculs automatiques pour la comptabilité journalière puis mensuelle. C’est ainsi via DOCTOLIB que sont effectués les totaux des recettes quotidiennes encaissées directement par les médecins et plus par les soins de la secrétaire, ce pour des raisons de confidentialité essentiellement au bénéfice de la CMU, ce calcul automatique dans les tableaux DOCTOLIB rendant inutiles les calculs manuels réalisés par la secrétaire auparavant.
Cependant, la salariée soutenait, à juste titre selon la Cour d’appel, que la simple utilisation d'un site internet ouvert au public et exploité par une entreprise tierce (Doctolib) s'analyse en une externalisation de la prise de rendez-vous et non en une mutation technologique puisqu'aucune nouvelle technologie n'a été intégrée en son sein par la société.
Ainsi, on n’est pas dans le cas du remplacement d’une secrétaire par la mise en place d’un logiciel de dictée vocale ou du remplacement d’un traducteur par un logiciel de traduction (en ligne ou non).
Comme l’inscrit la Cour en filigrane dans son arrêt, la société n’aurait pas dû se contenter de justifier le licenciement dans ses écritures par les seules mutations technologiques, mais avant tout par la sauvegarde de sa compétitivité.
On rappellera que cette notion étant relative, elle invite à la comparaison avec les évolutions technologiques mises en place par les autres entreprises du même secteur d’activité. Ainsi le cabinet aurait peut-être pu invoquer cette tendance observée dans les autres cabinets, notamment ceux de taille similaire et dans la même zone géographique de patientèle, en produisant des statistiques (si elles existent).
En tout cas, cette décision est à retenir car ce n’est probablement ni le premier ni le dernier licenciement de secrétaire médicale engendré par le recours à Doctolib.
Peut-être que la Cour de cassation sera saisie de cette question spécifique. On peut le souhaiter. En effet, à l’heure où l’on s’apprête à supprimer énormément d’emplois du fait du recours croissant à l’intelligence artificielle, l’appréciation de la notion de « mutations techonologiques » mérite d’être revisitée.
CA Paris 15 fév. 2024, n°21-01253
Vanessa LEHMANN Natacha MIGNOT
Avocat - Associée - Droit du Travail Avocat – Droit du Travail
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