Congés payés : à vos compteurs ! Le salarié malade continue d'acquérir des congés payés

Publié le 08 novembre 2023
Thème(s) : Droit du salarié
Cour de cassation

Ce n’est pas un revirement, c’est une révolution !

Par une série de 7 arrêts (Cass.soc. 13 septembre 2023 22-17.340 à 22-17.342 ; 22-17.638 ; 22-10.529, 22-11.106 et n°22-10.529), la Cour de cassation vient d’apporter un changement drastique dans l’état de notre droit national en jugeant :

  • que le salarié continue d’acquérir des congés payés pendant un arrêt de travail, que ce soit pour maladie simple ou pour accident du travail ou maladie professionnelle, et ce même au-delà d’un an
  • que les congés payés non pris lors du départ en congé parental d’éducation ne sont plus perdus
  • que le point de départ du délai de prescription est reporté, non seulement à l’expiration de la période légale ou conventionnelle au cours de laquelle les congés auraient pu être pris, mais seulement si l’employeur justifie avoir accompli les diligences qui lui incombent légalement afin d’assurer au salarié la possibilité d’exercer effectivement son droit à congé.

Car en effet, notre Code du travail n’est pas conforme au droit de l’Union Européenne :

  • l’article L.3141-3 du Code du travail conditionne l’acquisition de 2,5 jours ouvrables de congés payés par mois de travail effectifet l’article L.3141-5 donne la liste des périodes d’absence assimilées à un travail effectif pour l’acquisition des droits à congés, au titre desquelles figure notamment « Les périodes, dans la limite d'une durée ininterrompue d'un an, pendant lesquelles l'exécution du contrat de travail est suspendue pour cause d'accident du travail ou de maladie professionnelle ». A noter cependant que des centaines de conventions collectives dépassaient déjà ces restrictions en assimilant une partie des absences pour maladie à un travail effectif pour l’acquisition des congés ;
  • l’article 7 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 prévoit que tout salarié a droit à un congé payé d’au moins 4 semaines par an, sans aucune restriction ;
  • l’article 31 §2 de la Charte des droits sociaux et fondamentaux de l’Union européenne prévoit que tout travailleur a droit à une période annuelle de congés payés

Cela fait longtemps que la Cour de cassation alertait le législateur sur cette contradiction entre le droit français et le droit européen. En 2013, on avait déjà frôlé ce revirement, aux conséquences considérables, lorsque la Cour de cassation avait refusé d’écarter l’application du Code du travail et d’appliquer la Directive de 2003 au motif que cette dernière n’a pas d’effet direct horizontal entre les personnes privées (et n’engage que l’Etat française, censé la transposer dans son droit national, mais aussi les personnes publiques et les personnes privées gérant un service public dans leurs relations avec leurs salariés) (Cass. Soc. 13 mars 2013, n°11-22.285).

Mais en 2018, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé que la Charte des Droits Sociaux susvisée est, quant à elle, directement applicable au secteur privé, de sorte que le juge français doit écarter la loi française et appliquer son article 31 §2 (CJUE 6 nov. 2018 aff. 569/16) et, partant, octroyer les congés payés, même en cas d’arrêt de travail. Aussitôt la Cour de cassation avait saisi la Direction Générale du travail et évoqué le problème dans son rapport annuel en invitant le législateur à une réforme.

En clair, depuis 20 ans, nous pratiquions la « politique de l’autruche » et en 2023, les sanctions tombent, et elles sont d’autant plus lourdes : d’abord par la Cour d’appel de Versailles qui, pendant l’été, avait condamné l’Etat français à indemniser les syndicats pour son retard à transposer l’article 7 de la Directive (CAA Versailles 17 juillet 2023, n°22 VE00442), puis par cette série d’arrêts, puis par cette série d’arrêts de la chambre sociale en formation plénière qui, pour la première fois, écarte le droit français.

Concrètement, cela signifie que :

  • Ces solutions s’appliquent dès maintenant et aux litiges en cours. En revanche, pour les affaires déjà engagées devant les Conseils de Prud’hommes après la réforme de 2016, il faut que le salarié ait déjà pensé dans sa requête introductive d’instance à solliciter ce rappel de congés pour que les juges puissent l’examiner.

Dans le cas contraire, il ne pourra introduire une nouvelle demande en ce sens en cours d’intance puisque, par hypothèse, on voit mal quel « lien suffisant » cette nouvelle demande aurait avec les autres. Il lui faudra donc introduire une nouvelle instance prud’homale en parallèle à la première.

  • Ce revirement concerne tous les droits à congés payés (mais non les RTT), c’est-à-dire les 5 semaines légales en France et non seulement les 4 semaines prévues par la Directive, mais aussi les congés payés supplémentaires prévus par une autre norme que la Loi (comme c’est le cas par exemple des congés conventionnels pour ancienneté), et ce en vertu du principe de non discrimination en raison de la maladie, visé par la Cour de cassation.
  • Les indemnités compensatrices de congés payés ayant une nature salariale, sont soumises à une prescription de 3 années. MAIS cette prescription, censée démarrer à compter du terme de la période de prise des congés payés, ne démarre pas si l’employeur ne peut prouver « avoir accompli les diligences qui lui incombent légalement afin d’assurer au salarié la possibilité d’exercer effectivement son droit » (suivant ainsi la jurisprudence de la CJUE qui avait jugé que la perte de droit au congé annuel payé en vertu de la prescription ne peut intervenir qu’à la condition que l’employeur justifie avoir mis le salarié en mesure d’exercer ce droit en temps utile (CJUE, 22 septembre 2022, aff. 120/21).

On ne sait pas trop ce que signifie concrètement cette formule, mais l’on pense évidemment en premier lieu à l’inscription des droits complets à congés sur le compteur d’information du salarié figurant sur ses bulletins de paie et ensuite, éventuellement, à un courrier d’information l’invitant à poser ces jours de congés, selon des modalités à définir, notamment en termes de délai.

Reste aussi la possibilité de prévoir dans l’entreprise (ou les accords de branche, ou la Loi) une limite à la durée de la période de report de la prise des congés payés. Selon la CJUE, il faut que cette durée autorisée de report dépasse « substantiellement » la durée de la période de référence pour laquelle elle est accordée, celle-ci ayant validé une période de report des droits à congés de 15 mois (CJUE, 22 novembre 2011, aff. 214/10), mais pas une durée de 9 mois (CJUE 3 mai 2012, aff. 337/10).

  • Si l’employeur ne peut justifier avoir accompli ces « diligences », n’y-a-t-il aucune limite au rattrapage ? On notera que dans l’une des affaires susvisées, la demande portait sur 13 ans d’arrêt maladie pour une salariée qui comptait 17 années d’ancienneté. D’aucuns estiment que l’action du salarié n’est bornée que par la prescription de droit commun de toute action, qui est de 20 ans, telle que prévue à l’article 2232 alinéa 1er du Code Civil (« Le report du point de départ, la suspension ou l'interruption de la prescription ne peut avoir pour effet de porter le délai de la prescription extinctive au-delà de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit. »). De son côté, le doyen des conseillers de la chambre sociale à la Cour de cassation a déclaré, lors de la dernière conférence de l’Association Française de Droit du Travail, que les demandes devraient pouvoir remonter dans ces cas jusqu’au 1er décembre 2009, date d’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne conférant une force obligatoire à la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne. D’autres encore estiment qu’il faudrait distinguer, comme toujours, la prescritption de l’action en Justice de celle du droit lui-même et donc la période pour laquelle le droit à congé payé peut être sollicité. Par exemple, le salarié dont le contrat de travail est rompu a la possibilité de saisir le juge dans les 3 ans suivant la rupture de son contrat de travail pour obtenir le paiement d’une créance salariale née dans les 3 ans précédant cette rupture. Dès lors, le salarié qui n’a pas été mis en mesure d’exercer son droit à congé payé pourrait saisir le juge sans qu’on puisse opposer une prescription à son action en Justice, mais pour une durée qui ne pourrait pas excéder les 3 ans applicables aux créances de nature salariale en application de l’article L.3245-1 du Code du travail.

***

En clair, le passif social et les risques judiciaires qui résultent de ces décisions sont énormes et l’on attend les résultats d’une étude d’impact conduite par le Ministère du travail pour la période de référence en cours et les périodes antérieures. Il semble que, de leur côté, les caisses de congés payés du Bâtiment n’aient pas encore entériné ce revirement. La CGPME a quant à elle mis en ligne une pétition pour s’opposer à cette nouvelle jurisprudence et appeler le Gouvernement à proposer une loi pour en limiter les effets risquant « de coûter plusieurs milliards d’euros chaque année aux entreprises, grandes ou petites ». On attend également pour le 9 novembre 2023 une réponse de la CJUE à une question préjudicielle sur le report illimité des congés payés, mais qui risque fort de renvoyer le législateur national à ses pouvoirs en la matière.

Dans sa publication du 20 septembre dernier relative à ces arrêts sur le site www.service-public.fr, la Direction de l'information légale et administrative (du Première ministre) a indiqué la mention suivante en conclusion :

« À noter : Les effets de ces arrêts de jurisprudence restent à préciser. » … Affaire(s) à suivre donc !

En attendant, la chambre sociale de la Cour d’appel de Reims a déjà appliqué cette nouvelle règle dans un arrêt du 18 octobre 2023 (n°22/01292).

Vanessa LEHMANN
Avocat associé

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